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Pas d'équerre
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Pas d'équerre
4 mars 2008

Mai 68 et le "désastre scolaire"

On n’a pas fini d’entendre parler de Mai 68 et de voir s’affronter sa mémoire mythique et sa mémoire angoissée dans un nouvel avatar de la lutte des mémoires qu’une compréhension de l’histoire (peut-être une question générationnelle est-elle sous-jacente à cette mécompréhension…) permettrait d’apaiser. Vécu avec enthousiasme par ses protagonistes, et raconté par eux depuis, cet événement reste le grand moment de la gauche, quitte à lui accorder une importance qu’il n’a pas. En retour, c’est pour la droite le repoussoir premier. Cependant, cette opposition est possiblement sur le point de commencer à s’estomper et si Sarkozy a eu besoin de lancer une charge féroce contre Mai 68, « il n’en pense pas un mot » comme l’explique Cohn-Bendit qui rappelle simplement qu’à ce moment, Sarkozy doit contrer le rapprochement PS-Verts-UDF que l’esprit 68 appelle de ses vœux (Cohn-Bendit, Kouchner, etc.) : c’est purement électoral. Demeurent des oppositions idéologiques, malgré tout, et c’est d’elles qu’il sera question ici.

Alain Finkielkraut est attachant : sa sincérité et sa passion ne sont que trop frappantes et le voir souffrir – réellement ! – lorsque ses interlocuteurs énoncent des propos avec lesquels il est en total désaccord est impressionnant. Certes, parfois, la sincérité de sa passion le conduit à l’aveuglement – plus qu’à la mauvaise foi – comme lors d’épisodes célèbres (Underground, débats avec Edgar Morin, etc.) mais c’est un revers de la médaille sans trop d’importance. En revanche, comment ne pas être consterné par ses interventions médiatiques qui dénotent une accumulation de confusions intellectuelles qui force le respect venant d’un philosophe !

 

        Il a raison de vouloir « commémorer » Mai 68 en lui joignant une lecture de Rhinocéros de Ionesco, montrant par là que toute subversion porte en elle le risque du conformisme. Il a raison, surtout, d’insister toujours plus sur la culture alors qu’elle est sans cesse dévalorisée dans notre société. C’est passer pour un ahuri que de préférer de nos jours Beethoven à n’importe quel star-académicien, Les frères Karamazov au Da Vinci Code, Cornélius Castoriadis à Bernard-Henri Lévy… Il a raison, encore, d’opposer un 68 parisien, jeune et spontanéiste, à un 68 pragois, adulte et cultivé (il pourrait admettre cependant que la culture sous un régime communiste étant plus mise à mal que sous le régime gaulliste, il est logique que celle-ci soit plus mise en avant là-bas qu’ici). Il a tort d’en tirer les conclusions à l’emporte-pièce qu’il tire et de rendre Mai 68 coupable du « désastre scolaire » et de la grande promotion de Disneyland, de la Citroën « Picasso » et de Bigard.

 

        Tout d’abord, Mai 68 n’est pas coupable. On peut voir, sur le site de l’INA, des archives montrant les discussions de l’époque et que disait-on à l’époque ? Que le niveau se dégradait, que l’enseignement manquait de moyens, que le déclin était en marche. Ce n’est pas convaincant ? Que dit Thomas Mann en 1935 dans un petit texte (Achtung Europa !) ? Ceci : il dénonce « L’invraisemblable déchéance de la culture et la régression morale » qui est « l’affaire du siècle ». Diantre ! Mai 68 a eu des effets rétroactifs d’une puissance inimaginable ! L’argumentaire de Mann, pour en parler brièvement, reprend celui de José Ortega y Gasset (La rebelion de las masas) décrivant l’intrusion des masses dans une civilisation qu’elles ne comprennent pas : à la suite d’un certain anti-intellectualisme (Marx, Nietzsche) justifié (car au nom de l’esprit, pas de son mépris) contre l’idéologie allemande, contre le platonisme, le christianisme, c’est une véritable réaction non-intellectuelle qui s’est produite, méprisant par dessus tout vérité, justice et liberté, ainsi que la durée : la culture, pour résumer. Pourquoi, dès lors, une telle fixation sur Mai 68 aujourd’hui ? C’est d’autant plus surprenant venant de Finkielkraut qu’il en appelle régulièrement à Hannah Arendt qui, pourtant, se place dans le cadre de la modernité quand elle parle d’autorité, de crise de la culture, etc. Or, la modernité, elle commence sa fin en 68, précisément, laissant place à une post-modernité, une ultra-modernité, une modernité tardive selon les auteurs. Pourquoi ne jamais rappeler que le processus était déjà enclenché depuis bien longtemps, plus frappant encore : qu’il était sur le point de passer à autre chose ?

 

Plus intéressante que la surenchère idéologique, l’analyse des processus socio-économiques et des décisions politiques qui conduisent au « désastre » que l’on « connaît » (et que, justement, il faudra remettre en question plus loin). Finkielkraut, par son célèbre mépris pour les sociologues, refuse d’aller sur ce terrain, grand bien lui fasse.

        Premier processus à l’œuvre, ce que Jean Baubérot appelle le « troisième seuil de laïcisation » (Laïcité 1905 – 0005 : entre passion et raison) autour de la période 68-89. Dans la société de consommation (Jean Baudrillard) et de communication, dans le culte de la performance (Alain Ehrenberg), l’individu devient incertain et il y a crise des identités. Des identités, au pluriel, car l’identité n’est plus nationale, façonnée par l’Etat, mais davantage liée aux droits fondamentaux, l’individu est plus nietzschéen, souverain de lui-même, autogouverné, abandonnant la civilisation des mœurs soit la discipline sociale par intériorisation de la contrainte (Norbert Elias). Concrètement, cela se manifeste par une laïcisation des laïcisateurs : l’Ecole et la Médecine, les deux institutions qui ont fait triompher la laïcité jusque-là sont elles-mêmes prises dans le processus et les nouveaux clercs qu’étaient instituteurs et médecins sont contestés dans leur autorité. On peut le regretter, mais on peut aussi y voir un progrès du couple liberté / responsabilité. Le propos ici n’est pas de juger, mais de montrer que le résultat ne provient pas de la seule « pensée 68 » mais qu’il s’inscrit dans une histoire longue de la laïcisation et des rapports individus – société : mieux vaut comprendre avant de hurler au loup. Mai 68 marque le début d’une nouvelle étape, mais largement amendée par la suite d’une part, et conditionnée par ce qui précède d’autre part.

Autre processus faisant intervenir l’histoire longue : la mondialisation, cette grande perturbation (Zaki Laïdi). Elle bouscule en effet les conceptions bodiniennes de la souveraineté, mettant à mal l’autorité de l’Etat, l’identité de la nation, et construisant un imaginaire nouveau basé sur des formes communes (d’où la peur de l’uniformité), une vie quotidienne mondiale et des happenings incessants (d’où la dévaluation culturelle du temps long), un vivre-ensemble émotif (d’où une sentimentalisation sur les décombres du politique), un règne du marché (d’où un relativisme certain, une haine du « détour », de la culture), un caractère normatif du temps mondial (d’où la crise de souveraineté et de l’action politique). Si l’on suit Fernand Braudel (La dynamique du capitalisme), on admettra que le temps du monde date de quelques siècles avant Mai 68. Cela ne signifie pas que tout est joué depuis le XVIè siècle, depuis toujours, que tout est écrit, qu’il n’y a pas d’alternative. Les hommes font toujours leur époque, sans le savoir ni même sans vouloir le savoir, mais si l’on peut légitimement échapper au déterminisme, au rôle déterminant de la structure, on doit aussi, en retour, ne pas accorder à l’événement une force et une singularité qu’il n’a pas. Cela pour signifier qu’il est trop aisé de se défausser en attaquant Mai 68 et en oubliant dans le même geste les processus dont cet événement constitue l’écume, pour reprendre une image braudelienne.

 

Maintenant, cette tarte à la crème qui consiste à dire que « le niveau baisse » et non seulement baisse, mais de manière tout à fait catastrophique et inédite, et dont le responsable serait Mai 68 qui aurait ruiné la transmission des savoirs en sapant l’autorité du maître, dans une confusion entre le maître de l’esclave et le maître de l’élève. Faire le constat d’un « désastre scolaire » est pour le moins surprenant et risque de signifier qu’on est prêt à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il est indiscutable que le niveau général a augmenté par la démocratisation de l’éducation. Les effets positifs sont immenses : il y a aujourd’hui 7 fois plus d’étudiants dans le supérieur qu’en 1960, les filles réussissent désormais mieux que le garçons, etc. Comme c’est systématiquement oublié, il vaut mieux le rappeler. Mais ce n’est pas le seul oubli, loin de là. Il y a au sortir de la guerre une fantastique demande scolaire, dépassant de loin la décision politique : l’exemple de l’école maternelle qui a crû d’elle-même vers 1950-60 est à ce titre très significatif (Antoine Prost parle de « non-décision gouvernementale »). La société était en avance sur un pouvoir central qui avait déjà du mal à gérer un appareil si lourd. C’est elle qui a su dépasser les limites d’une conception héritée des Lumières, angoissée à l’idée que la populace s’investisse des savoirs. Désastre scolaire ?

Autre point fondamental que Finkielkraut n’aborde jamais. C’est le révolutionnaire anti-autoritaire bien connu, le Général de Gaulle, qui a, dans les années 60, orchestré un bouleversement majeur qui n’est pas sans conséquence : le remplacement du latin par les mathématiques comme matière d’excellence. Il est vrai, longtemps les savoirs scientifiques ont eu peu de place dans l’école républicaine. Après la libération, le terrain leur sera plus favorable. De Gaulle veut moderniser le pays, affirmer la puissance militaire et industrielle et les sciences vont donc se retrouver au centre des préoccupations. Au début des années 60, on peut parler de coup d’Etat des mathématiques renversant le latin. Il est fini le temps où l’Ecole républicaine avait pour mission l’unité nationale autour de sa langue, de sa géographie, de son histoire. Une autre utilité lui est donnée. Comment ne pas en voir les conséquences ? Jusqu’à Sarkozy qui estime : « Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études » (20 Minutes, 16/04/07). Autrement dit : il est complètement farfelu de comparer le niveau orthographique et littéraire « avant » et « après » et en conclure que ce sont les pédagogies nouvelles de Mai 68 qui en sont responsables. Comme on dit, la condition « toutes choses égales par ailleurs » n’est ici absolument pas vérifiée. Garder les mêmes critères d’évaluation alors que les contenus, les attentes, les utilités ont été bouleversés, voilà bien quelque chose de curieux.

 

D’ailleurs, Mai 68 n’a absolument pas inventé les pédagogies nouvelles : encore un raccourci d’une facilité indigne d’un intellectuel. C’est avec Rousseau que se marque une première rupture non dénuée de suite, même si cette suite s’est émancipée de son héritage rousseausite (excellence de la nature, perversion de la société) en s’investissant de la psychologie de la fin du XIXè siècle. Les délicates questions du constructivisme et des pédagogies nouvelles ne seront pas posées ici (se référer aux écrits de Jean Piaget, Herbert A. Simon, Edgar Morin). L’aventure scientifique depuis la fin du XIXè a ruiné les bases du positivisme et dans la perspective constructiviste, l’intelligence chez l’enfant se forme en construisant des structures en structurant le réel selon un processus de développement (et les modes de transmission éducative), les connaissances sont donc de nature active, la tabula rasa – boîte vide à remplir par les savoirs prédisponibles du maître – est rejetée. Finkielkraut a parfaitement le droit, à son tour, de rejeter cette conception, mais alors il doit argumenter contre, et non pas se satisfaire d’un rejet moral au nom d’une préservation de l’autorité du maître prétendument menacée. Prétendument parce que l’autorité, au moins depuis un bel article de Diderot dans L’encyclopédie (« Autorité politique »), ne peut plus être vue comme monolithique. Olivier Reboul en montre 6 formes : le contrat, l’expert, l’arbitre, le modèle, le leader, le Roi-Père. Les pédagogies nouvelles ne font que mettre l’accent sur l’expert, l’arbitre, plus sûrement le contrat, mais ne viennent pas à bout de l’autorité, même si certains discours en 68 notamment ont allègrement confondu l’autorité en général avec sa forme « Roi-Père ». Ce n’est jamais l’enfant qui décide qu’il y aura contrat, mais l’institution ! La rigueur reste un « invariant pédagogique » (Michel Tardy), le souci est qu’elle ne soit pas arbitraire. Qui plus est, malgré les réformes de 1969, les pédagogues ont échoué là où les psychologues ont réussi et on ne peut estimer que les pédagogies nouvelles aient été appliquées (réformes liquidées en 1975 puis encore plus en 1985). Ce serait un formidable tour de passe-passe que de les tenir pour responsables !

 

Il ne s’agit pas d’être angélique et de nier les problèmes éducatifs rencontrés par notre société, bien au contraire. Si Thomas Mann craignait en 1935 l’abrutissement totalitaire, nous avons à craindre aujourd’hui l’abrutissement d’une « démocratie de marché ». Il est vrai que Mai 68, en s’attaquant à l’Etat jacobin, au PCF, à la famille… s’est attaqué à ce qui restait comme contrepoids au marché. Mais ce n’est là qu’une variation sociétale d’un processus socio-économique plus profond. L’éducation rencontre de nombreux problèmes :

  •  En se démocratisant, l’Ecole a intégré les tensions sociales : « exclus de l’intérieur » (Pierre Bourdieu), marché du travail difficile, demande sociale d’égalité de résultats, …
  •  Bureaucratisation et centralisation sans cesse croissante alourdissant la gestion ; corporatismes et conservatismes bloquant les évolutions
  •  Société foncièrement anti-éducative comme l’illustre le monopole de l’éducation tenu par l’Ecole. Sans suivre Ivan Illich qui considère l'Ecole nocive et inefficace, on ne peut que regretter la « démission » des autres institutions à vocation éducative (famille, partis politiques, associations, média, etc.)

 

N’est-ce pas un formidable paradoxe ? alors que l’Ecole est en état de crise permanent, et même de crise de plus en plus prononcée, son quasi-monopole éducatif ne fait que se renforcer ! Pourquoi ne pas profiter de ce débat pour réfléchir plus globalement sur les valeurs de l’éducation ? Alain disait : « nous n’avons pas besoin d’une élite éclairée, mais d’un peuple éclairé ». Parfois, le procès simultané de Mai 68 et de la démocratisation de l’éducation sonne comme une condamnation des propos d’Alain et une nostalgie des Lumières seules cultivées et appelées à guider le bon et docile peuple. La querelle autour de Mai 68 est agaçante car stérile : elle masque le fantastique défi à relever qui est de penser l’éducation du XXIème siècle. Il est certain que Finkielkraut veut relever ce défi...

 

4 petits Que sais-je ? comme introduction à ces questions, ce qui me permet avec Montaigne de dire que les choses ne vont pas de soi : il s’en suit que la réflexivité, la construction/déconstruction est le but de l’éducation.

 

 

REBOUL (2006), La philosophie de l’éducation, QSJ n° 2441

TROGER & RUANO-BORBALAN (2005), Histoire du système éducatif, QSJ n° 3729

LEMOIGNE (1999), Les épistémologies constructivistes, QSJ n° 2969

RESWEBER (2006), Les pédagogies nouvelles, QSJ n°2277

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