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Pas d'équerre
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  • "A l'analyse ils sortiraient que je suis pas d'équerre. Jamais d'escale jamais de contact avec l'ordinaire. Perdus la boussole, le compas : erreur volontaire. Frôl'éphémère" - Volontaire, chantée par Noir Désir et Alain Bashung
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Pas d'équerre
5 février 2008

Télépolis et la question humaine

T_l_polis

 

        Télépolis (La Antena) de l’Argentin Esteban Sapir est d’ores et déjà le film-choc de l’année parce qu’il touche au cœur de la réflexion sur le potentiel totalitaire de nos sociétés, comme déjà quelques mois auparavant La question humaine de Nicolas Klotz l’avait fait. Point commun aux deux films : la référence à Fritz Lang, criante chez Klotz, tournant à l’obsession chez Sapir dont le titre français en dit long sur le sujet (quitte à s’éloigner de l’intrigue dont le titre original est plus porteur). Pourquoi ce retour à Fritz Lang ? L’a-t-on déjà quitté, d’ailleurs ? Peu importe la réponse à cette seconde question, il faut ici penser ce que signifient, aujourd’hui, ces références. Que ce soit dans Metropolis, Docteur Mabuse ou M le Maudit, Lang peint en effet une société en passe de tomber dans le totalitarisme, les individus perdant le contrôle de leur volonté, la liberté étant sacrifiée sur l’autel de la sécurité et les chasses à l’homme étant seules capables de mobiliser les masses, ce dont profitent toutes sortes de malfrats. C’est l’Allemagne d’après le Traité de Versailles, humiliée, en proie à la « révolution conservatrice », soumise à la violente crise économique, à l’époque où le paradigme libéral est fortement remis en cause. La suite est connue. 70 ans plus tard, ces thèmes semblent de nouveau porteurs, encore qu’à la marge. Il faut dire que les crises se cumulent : crise du progrès, fin des certitudes, post-colonialisme, perception anxiogène d’une mondialisation dépossédant les Etats-nations de leur pouvoir, crise des identités, crise environnementale, crise socio-économique… Oser englober : si la modernité (XVIè – XIXè) avait tué Dieu pour installer l’Homme, on peut estimer aujourd’hui que c’est l’Homme qu’on assassine et dissout dans une modernité tardive – au sens d’antiquité tardive c’est-à-dire une période trouble où un ordre va disparaître pour laisser place à un autre (idée de basculement, non de décadence).

 

Or, ces débats sont anciens, depuis Nietzsche notamment, et puis la science au début du XXè qui s’attache à démanteler le monde ordonné et progressiste des positivistes. Les sciences de la complexité et le constructivisme (ré-)émergent comme l’illustre la figure de Paul Valéry. Peut-être ont-ils été mis en sourdine après guerre, occultés par des mythes nouveaux et des préoccupations plus pressantes : il s’agit de reconstruire, de combattre le communisme, de rétablir paix et prospérité en Europe. Peut-être faut-il attendre la période 68-89 pour voir surgir des contestations plus radicales ou plus profondes, individualistes et libertaires. Et peut-être faut-il attendre la fin de cette période pour voir un retour de flamme conservateur et sécuritaire, dans lequel nous serions de nouveau pris et qui, selon un certain point de vue, constituerait une grave menace. Des éléments vont en ce sens : libéralisme vilipendé, crispations identitaires, velléités de biopouvoir, fermeture et concurrence de tous contre tous, sentiment de déclin et/ou de fragilité socio-économique…

 

Pourtant, si ce mouvement est trop perceptible, le mouvement inverse l’est tout autant, celui de la traversée des frontières, de l’autonomisation/responsabilisation individuelle. Ces deux mouvements en yin/yang sont comme le dirait Edgar Morin complémentaire autant qu’antagonistes et concurrents. Que l’un pousse en arrière, l’autre prendra vigueur pour pousser en avant. Il est impensable de prévoir lequel va l’emporter… pensée d’autant plus absurde qu’elle dépend du moment où l’on s’arrêtera pour en juger. Reste que si la tentation est grande d’agiter l’épouvantail « années 30 » aujourd’hui, mieux vaut garder à l’esprit que toute comparaison historique est fausse, par définition (Castoriadis explique mieux que quiconque que l’histoire est altérité). Quand bien même on s’en rapprocherait, aucune conclusion sérieuse ne saurait en être tirée tant une infime différence de conditions initiales peut provoquer des états finaux éloignés les uns des autres (l’effet papillon).

 

 

 

Reste que la réflexion peut et doit être menée à partir de ces films. Et pourtant, pour parler plus spécifiquement de Télépolis : qu’y a-t-il de nouveau ? Rien, sur le fond :

 

  •  anti-totalitarisme déjà tant exploré, on pense notamment à Lang donc, mais aussi Orwell voire Bradbury plus que Huxley ici
  •  critique radicale de l’emprise des programmes idiovisuels déjà maintes fois menées que ce soit par des sociologues (Ecole de Francfort, Bourdieu), ou des groupes de rock (le Zoo TV de U2 !) sans parler de littérature ou de cinéma. A la rigueur, les patrons de chaîne eux-mêmes avouent qu’ils vendent du « temps de cerveau disponible » à Coca, c’est dire si les sentiers sont battus et rebattus

 

 

        Mais rien sur la forme non plus puisque Sapir nous offre un film littéralement à la Fritz Lang, allant sur certaines scènes jusqu’au remake. Ceci étant dit, faire un film à la manière des films muets des années 20 en 2008 relève de l’idée de génie et de l’ambition non compromise. Il fallait oser. Et le défi est relevé avec un tel brio que l’impression à la vision de ce film est réellement celle ressentie devant un film du maître Lang. Le gouffre de l’étiquette « sous-Lang » était large, Sapir n’est pas tombé dedans, il a su être au niveau. La surprise est donc de taille, si bien qu’au lieu de persifler et dénoncer le « déjà vu – déjà dit », c’est la révolte devant cet état de fait qui veut que le nombre de personne admettant le constat (la télé aliène et abruti tout le monde, on consomme plus pour penser moins, etc.) soit inversement proportionnel à l’action pour y remédier. La passivité devant cet écueil est effarante. Trouver le courage de reprendre l’initiative et, pour revenir moi aussi aux années 30, suivre Thomas Mann qui indiquait dans Achtung Europa ! que les idées européennes de liberté, vérité et justice devaient être ressaisies dans un humanisme européen nouveau pour contrer un non-intellectualisme (une non-pensée) puisant sa source dans un certain anti-intellectualisme (ceux, justifiés, de Marx et de Nietzsche qui devaient faire face à l’idéologie allemande, au platonisme, au christianisme…). Reprendre la question humaine, en somme…

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